Le journaliste et chercheur franco-britannique détaille les métamorphoses de l’Europe provoquées par l’immigration, le changement climatique et les bouleversements technologiques
Journaliste, membre du groupe de réflexion américain Atlantic Council, Ben Judah vient de publier This is Europe. The Way We Live Now (Picador, non traduit), un long reportage réalisé sur cinq ans à travers le continent, qui raconte les transformations de l’Europe à travers l’histoire de ses habitants. En vingt-trois chapitres et autant de destins individuels s’expriment un immigré tunisien devenu imam à Avignon, un vigneron de Bourgogne face au changement climatique, un couple turco-autrichien qui s’est rencontré lors d’un échange Erasmus… Il n’y a ni commentaire ni grande leçon, simplement des constatations à hauteur humaine par un Franco-Britannique qui a grandi à Bucarest, Belgrade et Londres, a passé quelques années à Moscou et vit aujourd’hui entre New York et Londres.
Pourquoi un Franco-Britannique qui habite aux Etats-Unis désirait-il écrire un livre sur l’Europe ?
Au départ, je voulais écrire un livre sur la France, que j’ai traversée pendant quelques mois, me rendant dans les Alpes, en Bourgogne, à Avignon… J’avais écrit plusieurs pages d’un livre très classique, dont j’étais le narrateur. Mais je me suis rendu compte qu’il était limité aux frontières de l’Hexagone, alors que ce qui m’intéressait, ce n’était pas vraiment des phénomènes franco-français, mais européens : l’immigration et la transformation ethnique du continent, le changement climatique, la mondialisation… J’assistais à une transformation de la vie européenne. J’ai donc décidé de sortir du cadre de la France.
Vous avez commencé ce livre après le vote du Brexit, en juin 2016. Bien que vous n’en parliez pas, l’avez-vous écrit en réaction à cet événement ?
Dans un sens, oui, mais pas seulement. Je me suis rendu compte qu’on a tous une image mentale de l’Europe remplie de souvenirs, de vacances, de visites des grandes cathédrales, du cinéma italien… Il existe par ailleurs l’Europe politique, celle d’Emmanuel Macron, d’Ursula von der Leyen, de Mario Draghi. Dans les deux cas, il s’agit d’une Europe de l’esprit, de plus en plus éloignée de l’Europe vécue, réelle, où nous vivons. Au Royaume-Uni, les brexiters ont tendance à voir l’Europe uniquement comme un système politique au lieu de l’appréhender comme un continent relié par des flots humains, des amours… Je voulais écrire un livre qui puisse servir d’antidote à cela. J’essaie de raconter les transformations de l’Europe à hauteur d’être humain, pour humaniser cette réalité.
Quelle image de l’Europe se dessine-t-elle à travers les vingt-trois témoignages que vous rapportez ?
Pendant longtemps, j’ai fait des études avec un rabbin. Un des grands principes du Talmud oblige à regarder les choses sous différentes perspectives. J’ai ainsi voulu raconter le marché unique à travers les yeux d’un camionneur, aux conditions de travail très difficiles. Pour lui, l’Europe des Vingt-Sept est un lieu d’exploitation, de bas salaires. Je raconte aussi l’Europe au travers d’un couple qui s’est rencontré lors d’un échange Erasmus, un Autrichien et une Turque : pour eux, l’Europe est un continent d’échanges, de libération, d’amour et de beauté.
Plus tard, on se retrouve à Berlin, et on suit le point de vue d’un livreur d’Amazon, un réfugié syrien traumatisé par ses expériences, qui a constamment des flash-back de ce qu’il a vécu dans la mer Egée, où il s’est presque noyé. Pour lui, Berlin est une ville quasi criminalisée, un monde souterrain de gangs, où les Allemands exploitent cette immigration issue d’Afrique et du Moyen-Orient. Puis on voit Berlin du point de vue d’un réfugié syrien gay. Pour lui, cette ville représente au contraire la liberté, la possibilité de se découvrir personnellement, sexuellement, artistiquement…
De ces reportages réalisés sur cinq ans, quelles conclusions tirez-vous ?
La façon dont on vit en Europe est en train de changer très rapidement et profondément, d’une manière même plus accélérée qu’aux Etats-Unis, où je vis actuellement. D’abord, il y a l’immigration, qui change profondément la texture de la vie de tous les jours, d’une manière très profonde. C’est vrai dans les villes mais aussi les villages ou les cités. Les Etats-Unis aussi sont fondés sur l’immigration, bien sûr, mais ce n’est pas nouveau. Alors que, jusqu’à peu, ce n’était pas le cas pour un village italien, par exemple.